Ysmaël,

Tu avais raison. Ça m’a pris cinq ans pour le comprendre, et je ne sais même pas encore si je saurai te le dire en face un jour, mais tu avais raison. Ça ne se fait pas, faire confiance à quelqu’un aussi rapidement et accepter de le suivre jusqu’au bout du monde alors qu’on ne le connaît pas. J’ai été aveugle, j’ai été stupide, et maintenant, je paie le prix de mes actes, et je risque de les payer encore longtemps, puisqu’alors que je t’écris cette lettre, j’attends le verdict pour ma libération conditionnelle. Je me doute bien que tu vas paniquer en voyant ces mots, parce que même si ça fait cinq ans que nous ne nous sommes pas vus, que nous n’avons pas échangé ne serait-ce qu’un mot, je crois être encore capable d’imaginer tes réactions. Je te vois déjà avec tes yeux écarquillés, ton air choqué, et pour tout dire, dans l’immédiat, j’aurais envie d’en rire, mais sachant que ce que je vais dire n’a rien d’amusant, je me retiens un peu.

Je crois que je ne t’ai jamais vraiment expliqué pourquoi je suis partie ainsi. Il était vrai que j’aurais pu attendre, que j’aurais pu refuser de le suivre aux États-Unis, mais essaie de me comprendre une minute; tu le sais tout comme moi que je n’ai jamais été la bienvenue dans notre famille. J’ai toujours été celle qui ne réussissait jamais rien, qui ne disait jamais quoi que ce soit de drôle, celle avec qui on ne parle pas pendant les réunions de famille. Je ne tente pas de me plaindre, je suis simplement réaliste, et tu ne peux pas le nier. En rencontrant Boris, en l’écoutant me parler de ses projets, j’ai trouvé une opportunité de changer de vie, de trouver peut-être un endroit où je serais acceptée, où je ne me sentirais pas comme une incapable. Au début, j’ai cru que ça marcherait; Boris avait effectivement un appartement à Honolulu, mais ce qu’il n’a pas dit, c’est que son père lui a coupé les vivres, et lui, il n’avait pas envie de prendre un emploi. Heureusement, j’ai trouvé un travail dans un hôtel, et j’y suis restée presque deux ans. J’étais femme de chambre. C’était banal, idiot, mais ça payait les factures, et la vodka de Boris, et ça, c’est ce qui coûtait probablement le plus cher. Lentement, mais sûrement, il a commencé à en boire de plus en plus, jusqu’à être complètement ivre à chaque jour, toute la journée. Il en buvait comme si c’était de l’eau, et il en est devenu violent. Tellement qu’à un moment donné, alors qu’il allait me frapper, je l’ai poussé accidentellement du balcon de l’appartement. Inutile de te dire que je n’ai pas eu le beau rôle dans l’issue de cette histoire. Voilà pourquoi je te parle de libération conditionnelle; après avoir passé au travers de tout le système avec un avocat complètement incompétent, j’ai été emprisonnée pour tentative d’homicide involontaire. Voilà où j’en suis, dans un centre correctionnel pour femmes quelque part à Hawaii.
Ça fait presque trois ans que je suis enfermée, et je viens d’apprendre que j’ai droit de faire ma demande de libération, puisqu’apparemment, Boris n’a pas succombé à ses blessures. J’aurais limite envie de dire que c’est dommage, parce que ça veut dire que je risque de le recroiser, et ça, je n’en ai pas envie. N’est-ce pas ironique, quand même ? C’est moi la criminelle, et lui, il ne doit même pas se souvenir de ce qui s’est passé, il doit s’en moquer, en fait. Peu importe, peut-être que le plus sage serait de partir autre part, changer de vie, mais en fait, je n’en ai pas envie. C’est peut-être pour cela que je t’écris vraiment, au fond; pour te dire que je vais revenir à Honolulu si jamais ma demande est acceptée. Pourquoi ? Parce que j’ai envie de te revoir. Je ne sais pas pourquoi, je ne sais pas comment, mais j’ai envie de te revoir, et une partie de moi espère que tu ne m’en voudras pas trop et que tu sauras m’accueillir sans me mettre un coup de poing à la figure, même si tu aurais le droit, et que je ne pourrais pas t’en empêcher.

Je crois que j’ai tout dit…
Désolée, je suis nulle pour finir des lettres.
Ta sœur,
Evdokya