« Veuillez vous lever pour accueillir le juge Stevenson, s’il vous plait. » Dans un seul bruit sourd, l’assistance, dans laquelle je me trouvais, se leva, fixant l’avant de la salle où l’homme en toge fit une entrée solennelle. J’avais beau ne pas le voir, puisque du haut de mes onze ans, je n’avais pas encore eu ma poussée de croissance, mais j’étais venu plus d’une fois dans sa salle à la cour de justice de la ville, donc je commençais à connaître les coutumes. Je m’étais même assis à côté de ce juge, le jour où les deux avocats m’avaient interrogé sur ce que j’avais vu, ce fameux soir où il avait frappé, où tout avait dérapé une bonne fois pour toutes. Plus jamais je ne voulais retourner sur un banc de la sorte. Plus jamais je ne voulais raconter devant une foule d’étrangers ce qui s’était passé, ce que j’avais vu, probablement la pire chose que j’avais vue de ma vie. Je me doutais bien qu’il n’existait pas une tonne de spectacles plus effrayants que celui de voir sa mère se faire battre à mort par son père. Longtemps, j’avais pleuré, plusieurs nuits, j’avais hurlé dans mon sommeil en me remémorant inconsciemment cette terrible scène, mais la nuit dernière, je n’avais pas fait de cauchemar, sachant que justice serait rendue. Je ne m’y connaissais pas complètement, mais je me doutais qu’il ne s’en sortirait pas, autrement, je ne sais pas ce que je donnerais pour que le jugement soit renversé.
« Après étude des témoignages, preuves et une mûre réflexion, le juré s’est prononcé sur l’accusation de Monsieur Harley Gallagher pour agression et homicide involontaire. » Un silence s’installa dans la salle, à croire que tous allaient finir par entendre mon cœur battre à tout rompre. Je n’osais même pas respirer, je n’osais plus faire quoi que ce soit. Les mains jointes si fort que je risquais de me rompre les jointures à tout moment, j’attendais ce fameux verdict qui, je le sentais, allait changer toute ma vie. Pour le meilleur si jamais il venait à être condamné, puisque j’irais vivre chez ma tante et elle, au moins, ne me foutrait pas la trouille à tout moment, pour le pire si jamais il venait à être libéré, puisque là, il ne resterait que moi, et quelque chose me disait que je ne pourrais m’échapper.
« Le verdict est : Coupable. » Je fus le premier à pousser un soupir de soulagement. Les yeux au ciel, je m’adressai silencieusement à ma mère qui devait nous regarder de là-haut, lui disant tout doucement « Ça y est maman… Justice t’es rendue… Tu peux reposer en paix… » Une larme roula alors sur ma joue, puis je jetai un dernier regard en direction de celui que je n’osais même plus considérer comme étant mon paternel, me disant que ce serait la dernière fois que je le verrais, que mon calvaire serait terminé, que je pourrais finalement avoir une vie tranquille.
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« Ezra, merde, dépêche ! » Je n’osais même pas lui avouer que je faisais comme je pouvais, sachant que ce serait totalement inutile de commencer à argumenter et de ce fait, entamer une dispute que je serais condamné à perdre. Je ne pouvais pas la contredire, sur quoi que ce soit, et c’était pire depuis qu’elle m’avait annoncé qu’elle était enceinte. Jamais je n’avais eu le dernier mot avec elle, et cela ne m’avait jamais déplu, même si, dans le cas présent, j’aurais bien aimé être en mesure de lui répondre quelque chose tandis qu’elle continuait à hurler
« Grouille, putain ! Sinon j’accouche sur le siège ! » Tout ce que je sus faire, ce fut de grimacer, puis d’appuyer un peu plus sur l’accélérateur, sans toutefois rouler comme un fou. Je ne pouvais pas faire cela, pas quand je savais que ma meilleure amie était à son point le plus vulnérable. Je sentais la pression qui me pesait sur les épaules, et même si je lui avais toujours promis, depuis que je la connaissais, que je serais toujours là pour elle dans ce genre de moments, cette fois-ci, j’aurais bien aimé qu’elle ait une relation stable pour avoir un petit-ami et le père de cet enfant pour la conduire à la maternité. Par contre, c’était trop demandé, voire même absurde; Charlotte était comme moi sur ce point, les histoires d’amour, ce n’était pas notre genre, tellement que nous n’avions même pas été complexés par le fait d’avoir couché ensemble, lors de cette soirée un peu trop arrosée à l’auberge après cette crevaison sur ma voiture. Sa grossesse, c’était un accident tout bête, après un coup d’un soir qui avait mal tourné. Pourtant, elle avait quand même décidé de garder le bébé, pour une raison que je ne comprenais toujours pas, mais que je respectais quand même. Si elle était prendre cet engagement à long terme, alors qu’il en soit ainsi, et moi, je n’allais pas le cacher, ça n’allait certainement pas me déplaire de me faire appeler « Tonton Ezra » et la bourrer de cadeaux, cette petite qui était en route et qui était susceptible de sortir de ma meilleure amie d’une minute à l’autre. Enfin, ce fut ce que je pensais, que je pris même pour acquis, si bien qu’au bout de quelques minutes, je devins tellement confiant que je lui dis, en posant ma main sur sa cuisse :
« Calme-toi, on va bientôt… » La fin de ma phrase fut brusquement coupée quand je vis deux phares apparaître devant moi, beaucoup trop rapidement. J’eus beau klaxonner, tenter tant bien que mal de dévier le véhicule, mais il n’y eut rien à faire; le chauffard nous frappa de plein fouet, et les sacs gonflables de la voiture s’ouvrirent automatiquement. Étourdi, faible, la seule chose que je sus faire, ce fut de regarder Charlotte une dernière fois, la voir murmurer « C’est la tienne… », ce que je ne compris pas tout de suite, à défaut de les entendre, à défaut de pouvoir lui demander des explications. Ensuite, ce fut le noir complet.
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« Bonjour monsieur Gallagher, comment allez-vous aujourd’hui ? » Sachant très bien que je ne l’entendais pas maintenant, la demoiselle avait pris la peine d’attendre d’être à ma hauteur et s’assurer que je la regardais dans les yeux avant de me le demander. Confus comme je l’étais depuis que je m’étais réveillé la veille, toujours en train d’assimiler toutes les informations qui étaient passées depuis ce temps, je ne fis que hocher la tête positivement, sans rien dire, comme si je craignais que si j’ouvre la bouche, rien n’en sortirait, et là, je ne pourrais pas m’en montrer plus dévasté. Déjà que la nouvelle du décès de Charlotte suite à l’accident m’avait profondément attristé, apprendre que ce même accident m’avait laissé sourd n’avait fait que m’enfoncer encore plus dans mon malheur, si bien que je n’avais rien su faire d’autre, depuis mon réveil, que me morfondre et regarder infirmières et médecins passer, m’examiner, sans être capable de leur demander quoi que ce soit, pas même cette question ultime qui me brûlait les lèvres : Qu’en était-il du bébé ? Je me doutais déjà fort bien que l’enfant n’avait pas tenu le coup, puisque sa mère, non, mais je voulais en avoir la certitude. Je voulais savoir ce qui se passerait avec la fille de ma meilleure amie, mais je n’arrivais pas à le demander, et je n’osais pas le faire.
« J’aimerais vous parler de quelque chose… » Encore une fois, je me contentai de hocher la tête, ayant compris ce qu’elle voulait dire. Par contre, je ne fus pas déçu quand elle choisit, pour la suite, de prendre la tablette qu’elle avait pris la peine d’apporter avec elle, consciente de ma surdité, puis d’écrire dessus, me la présentant ensuite pour que je lise;
Le bébé de la demoiselle qui était avec vous a survécu. Nous avons fait quelques examens, mais maintenant, elle est hors de danger. Rapidement, j’écarquillai les yeux, sentant mon cœur battre un peu plus fort. Elle était vivante. Cette petite avait tenu le coup, et maintenant, elle allait bien.
Les tests sanguins ont confirmé votre paternité dont mademoiselle Buchanan nous avait fait part plus tôt. « C’est la tienne… » La phrase me revint soudainement en tête, cette phrase qui avait probablement été la dernière de Charlotte. Ne sachant comment réagir autrement, je serrai le poing. Pourquoi ne me l’avait-elle pas dit ? Parce qu’elle savait que l’engagement, ce n’était pas fait pour moi ? Parce qu’elle ne voulait pas que je sois confronté à quelque chose pour quoi je n’étais pas prêt ? Qu’importe les raisons, il n’en demeurait pas moins que j’étais maintenant confronté à cette réalité, et elle me laissait particulièrement bouleversé, je ne pouvais pas le cacher.
« Nous allons vous l’emmener, et ensuite, ce sera libre à vous de décider ce que vous souhaitez faire… » Je ne sus même pas répondre, pas même par un geste, cette fois-ci. Sans attendre plus longtemps, l’infirmière se dirigea vers la porte, puis quelques minutes plus tard, elle revint avec une petite fille toute menue dans les bras. Elle me laissa le temps de me redresser dans mon lit, puis elle me la déposa dans les bras. Maladroitement, je m’efforçai de la soutenir convenablement, mais rapidement, ce détail devint le cadet de mes soucis. À peine quelques secondes après avoir croisé son regard, j’ai su que jamais, je ne pourrais la laisser partir où que ce soit. Je ne saurais pas expliquer ce sentiment qui m’avait envahi, je ne saurais pas expliquer ce que j’étais en train de faire. J’aurais pu me remettre en question, me dire que je ferais la pire erreur de ma vie, mais je n’y pensais même pas. Tout ce que je savais, c’était que cette petite fille était la mienne, que c’était à moi de m’en occuper, de la protéger, et surtout, de tenter de lui donner une belle vie, malgré l’absence de sa mère, à commencer par lui donner un prénom, celui que Charlotte avait déjà choisi pour elle :
« Aryelle… » Je ne m’entendis même pas prononcer le nom, mais je vis clairement que l’infirmière était étonnée et presqu’émue de m’avoir entendu parler pour la première fois depuis mon réveil. À sa réaction, je souris, puis je reportai mon attention sur cette fille, ma fille, et je chuchotai :
« Elle s’appellera Aryelle… » en la berçant doucement, comme si j’avais fait cela tout ma vie, alors que tout était tout nouveau, et rien ne serait pareil à partir de ce moment.
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« Bonne fin de journée, à demain. » fut ce que je lançai à mes collègues sans me retourner avant de quitter le café. Qu’ils me répondent ou non, cela ne changeait pas grand-chose à ma vie, parce qu’à présent, ils étaient tous au courant de ma condition, et ils savaient aussi que, tout dépendant de leur bon vouloir, avaient le choix de se donner bonne conscience et me saluer, ou bien faire comme si de rien n’était. Maintenant, je ne m’en occupais plus, et je n’avais clairement pas envie de me tracasser et risquer de perdre mon moral qui, pour le moment, était relativement bon. J’avais passé une bonne journée au boulot, et à présent, j’arrivais à la partie préférée de ma journée, à savoir aller chercher Aryelle à l’école. Inutile de mentionner que ce fut avec un large sourire aux lèvres que je me rendis jusqu’à ma voiture, me plaçai au volant dans le but de franchir les quelques kilomètres qui me séparaient de l’école primaire de ma fille. Une fois garé dans le parking de l’école, je sortis de la voiture, et, comme je le faisais chaque jour que j’étais en mesure de venir la chercher, je me rendis dans la cour, avec les quelques parents qui prenaient encore la peine de venir chercher leurs enfants à la porte. Nombreux étaient ceux qui attendaient dans la voiture, mais moi, je prenais encore le temps d’aller la chercher, puisque contrairement à bien des gens, je ne pouvais pas me contenter de la héler pour lui signifier que j’étais là. Et puis, je n’allais pas le cacher, c’était également mon petit plaisir, de la voir arriver et de la prendre dans mes bras avant même que nous soyons dans la voiture. Les mains dans les poches, je commençai alors à la guetter parmi tous ces enfants qui sortaient en masse de la porte principale. Puis, une petite tête familiale apparut, avec son chouchou rose dans les cheveux, me signifiant que la queue-de-cheval que je lui avais faite ce matin avait tenu bon, malgré son cours de sport de l’après-midi. Un large sourire apparut sur mes lèvres, et j’étais sur le point d’ouvrir les bras pour accueillir Aryelle, mais quand je vis que celle-ci était accompagnée d’une autre petite fille, je me ravisai, me contentant de continuer à lui sourire, puis la regarder tandis qu’elle prononçait :
« Bonjour papa ! » « Bonjour ma princesse ! » Habituellement, je lui demandais aussitôt comment elle allait, mais je n’en eus pas l’occasion, puisqu’aussitôt, elle ajouta :
« Papa, tu crois qu’on peut aller déposer Melina chez elle ? Elle habite à deux blocs de chez nous ! » Comprenant que la fameuse Melina était la petite demoiselle à côté de ma fille, je sus que je ne pouvais pas vraiment dire non. Après tout, comment je pourrais refuser, surtout que maintenant, Aryelle me faisait sa petite moue suppliante comme elle le faisait souvent quand elle voulait quelque chose. Elle était intelligente, quand même, elle savait que je ne pouvais pas y résister. Dans un petit soupir, je lui dis alors :
« D’accord, alors. » Aryelle sourit de toutes ses dents, et ensuite, je la vis se retourner vers son amie. Je ne compris pas ce qu’elle dit, mais je vis quand même sur ses lèvres un
« Papa, je te présente Melina. » D’instinct, je me retournai vers la demoiselle en la regardant droit dans les yeux, lui disant doucement :
« Bonjour, Melina. » Toutefois, je me rendis rapidement compte qu’elle était intimidée, à un tel point que si elle avait marmonné une réponse, je ne le compris pas, pas plus que le
« Melina, tu dois regarder mon papa dans les yeux quand tu lui parle. » Je vis seulement la réaction de la petite, réaction légèrement consternée qui me poussa à regarder Aryelle pour lui demander silencieusement ce qui se passait, elle me dit simplement
« Elle ne sait pas. », m’arrachant ainsi un petit rire qui me poussa à regarder Melina, et lui dire :
« Melina, c’est parce que la seule façon pour moi de te comprendre, c’est si tu me regardes quand tu me parles. Je ne peux pas t’entendre, mais je peux lire sur tes lèvres, est-ce que tu comprends ? » Heureusement, la petite hocha la tête. Ayant de la difficulté à croire que ce serait aussi simple, je souris de toutes mes dents, puis je dis aux deux filles :
« Allez, on y va ! », partant soudainement le cœur plus léger que jamais, me rendant compte que petit à petit, je me sentais revivre et je commençais à accepter ce qui se passait. Décidément, cette petite avait changé ma vie, et je savais que je ne pourrais jamais regretter de l’avoir gardée, puisqu’elle était ma source de bonheur, et ma certitude comme quoi les choses pouvaient finir par avoir un dénouement heureux, malgré les difficultés.